CINÉMA DE (MAUVAIS) GENRE TAÏWANAIS
Du cinéma taïwanais, on ne connaît que la Nouvelle Vague des années 1980, en rupture avec le cinéma de propagande, les romances et la nostalgie d’une Chine perdue. Pourtant, un certain cinéma a toujours rusé avec la dictature qui tentait d’imposer une norme via ses studios nationaux. Dès les années 1960, un cinéma marginal voit le jour, revendiquant la langue taïwanaise, le hoklo, contre le mandarin officiel, une esthétique foutraque, une transgression permanente, des héroïnes de choc contre le modèle « chinois » confucéen-machiste. Il connaît ses derniers feux avec ce que l’on a appelé les « films noirs », films de violence sociale en miroir d’une dictature au bord de l’effondrement. (…)
GANGSTERS, FEMMES FATALES ET VA-NU-PIEDS
Après que le parti nationaliste chinois (KMT) a pris le pouvoir en 1945 à Taïwan, il utilise le cinéma pour effacer toute trace des cinquante ans de colonisation japonaise mais aussi pour (dé)montrer que la République de Chine (ROC), réfugiée sur l’île en 1949 après sa défaite contre les communistes de Mao Zedong, reste le légitime pouvoir de la Chine entière ; l’industrie, d’abord dominée par les studios d’État, produit des films en mandarin réalisés par des cinéastes fidèles au KMT. Ces films s’adressent surtout aux exilés chinois et parlent peu – au sens propre – à la population locale. Mais à partir de la moitié des années 1950, le succès de films en amoy, produits à Hong Kong, pousse des investisseurs taïwanais à financer des films en hoklo, proche du amoy.
Le succès de ces films ne fait que souligner la difficulté du KMT à imposer sa langue officielle sur une île où se parlent, outre le hoklo, le hakka, le japonais et des langues aborigènes. Là où le cinéma officiel présente un pays peuplé de bourgeois en exil ou une radieuse campagne qui se développe sous la bienveillante égide du KMT, le cinéma en hoklo s’ingénie à détruire ce mythe.
Une exception cependant, Typhon de Pan Lei (1962), qui ouvre la rétrospective : d’abord autoproduit par le réalisateur, son épouse et ses deux stars, le film est récupéré par le studio national, la CMPC. Il n’en demeure pas moins à l’opposé de la doxa de l’époque : le héros, un gangster sans scrupule et séducteur impénitent, s’enfuit au Mont Ali – à la fois paysage intérieur, refuge et prison –, où il séduit une femme mariée, alcoolique et frustrée. Une perle perdue au cœur du cinéma officiel, un chef-d’œuvre injustement oublié.
UN JOYEU DÉSORDRE
Le cinéma en hoklo, lui, se distingue par son mode de production anarchique, loin de la rigidité des structures d’État : mis à part quelques studios pérennes, les productions sont souvent le résultat d’entreprises éphémères financées par des investisseurs qui veulent s’enrichir rapidement. Les films sont tournés dans des hôtels et en extérieurs, financés par leur prévente aux salles de cinéma sur la foi d’affiches souvent plus aguicheuses que le film lui-même. Les studios nationaux sont sollicités pour le développement et le montage des films, leurs techniciens – jusque-là sous-employés – peuvent ainsi travailler et se former, comme par exemple Chen Hong-min, monteur des films de King Hu, qui deviendra le réalisateur du très féminin wu xia pian The Vengeance of the Phœnix Sister en 1968. (…)
LA JEUNESSE EMMERDE LE KMT !
Les Taïwanais ont tendance à mettre en avant les mélodrames en hoklo relatant les malheurs de jeunes gens montés à la ville pour échapper à la misère des campagnes. Mais ce cinéma fait feu de tout genre, de la comédie « animalière » The Fantasy of the Deer Warriors (1961) au film d’épouvante The Bride Who Returned from Hell (1965), et les comédies, souvent corrosives, détruisent les fables méritocratiques et édifiantes du cinéma officiel. Kanding (sûr héritier de Charlot) et ses amis – cireurs de chaussures, hôtesses de bar, petits employés – s’enrichissent dans The Elegant Mr. Hu (1966) grâce à un coup du sort et des combines qui rendent poreuses et interchangeables les positions sociales. La ville dans le cinéma en hoklo, contrairement à celle du cinéma en mandarin, ne présente pas une modernité triomphante mais une cohabitation de bidonvilles, de chantiers, d’architecture japonaise et de nouveaux quartiers ; la modernisation à marche forcée, ses profiteurs et ses laissés pour compte. (…)
Par Wafa Ghermani, chargée de production en action culturelle à la Cinémathèque française et spécialiste du cinéma taiwanais.
Retrouvez l’intégralité du texte et de la rétrospective de la Cinémathèque française.
Agenda
- Jeu. 12 mars à 20h : Double séance : The Mountain de Richard Chen Yao-chi et The End of the Track de Mou Tun-fei
Séances présentées par Corrado Neri, Maître de conférence à l’Université Jean Moulin Lyon III. - Ven. 13 mars à 18h : The Elegant Mr Hu de Wu Fei-jian
- Ven. 13 Mars à 20h : The Vengeance of the Phoenix Sisters de Chen Hung-min
Séance organisée en partenariat avec La Cinémathèque Française, le Taiwan Film Institute et le Centre culturel de Taïwan à Paris.